La dépersonnalisation

La dépersonnalisation est un symptôme rare mais frappant. Il s’agit d’une sensation d’étrangeté à soi-même et au monde, qui saisit l’entièreté des perceptions d’une personne pour une durée plus ou moins longue et avec une intensité variable. La personne atteinte de dépersonnalisation vit un fort sentiment d’anormalité, comme si elle s’observait de l’extérieur de son propre corps dont les membres semblent poursuivre leur vie indépendamment de la conscience. Le psychanalyste Paul Federn décrit ce symptôme par les mots suivants : « Le monde extérieur apparaît substantiellement inchangé, et pourtant différent, pas tellement de façon essentielle. Il n’est pas perçu avec netteté, comme étant proche ou lointain, il est moins clair, moins familier, moins chaud, moins amical, il semble ne pas exister réellement de façon vivante, mais plutôt comme s’il était perçu à travers un rêve, et cependant c’est différent d’un rêve… » Pour Maurice Bouvet, dans son essai « Dépersonnalisation et relation d’objet« , la dépersonnalisation revêt quatre caractéristiques fondamentales : le sentiment de changement ou d’anormalité, le sentiment de pénibilité ou de souffrance, l’absence de délire, ce qui distingue ce symptôme de la schizophrénie, et la capacité de réponse affective, préservée. Dans son essai, il relate le récit d’une patiente, très éclairant à ce sujet :

« Un rêve, ça peut être un cauchemar, et vous vous réveillez en sursaut, il peut même se poursuivre éveillée, pendant quelques secondes, et puis surtout ça peut laisser une certaine impression, du moins je l’ai entendu dire, enfin, ça ne donne pas du tout l’impression d’un rêve. C’est tout autre chose, je ne trouve pas de mots pour m’exprimer si ce n’est que je n’existe pas, c’est pour ça que je dis que je suis inconsciente, et pourtant j’existe. Vous pourriez m’interroger pendant bien longtemps, je ne pourrais en dire plus, il n’y a pas de mots pour exprimer ça, il faudrait un langage spécial. Je me sens transformée en une force, même pas figurée, je suis tout entière une force en mouvement qui ne va nulle part et je n’ai pas de limites, je suis le monde et le monde est moi, et le monde est une force comme moi. Je ne peux pas détruire le monde parce que si je le détruisais je me détruirais moi-même… Ce que je puis vous dire, c’est que c’est horriblement pénible, j’attends que ce soit passé, je sais bien que c’est un phénomène anormal, morbide, mais il n’empêche qu’il est extraordinairement douloureux et que la possibilité du renouvellement de telles crises me fait me considérer comme une infirme, je ne suis pas déprimée, je suis simplement malheureuse… « 

La dépersonnalisation est classée dans le DSM IV (Manuel de psychiatrie de référence édité par l’Association Américaine de Psychologie) comme un trouble dissociatif. On peut la retrouver suite à l’ingestion de certaines drogues, notamment les addiction prolongées aux benzodiazépines ou la prise de dissociatifs comme la kétamine. Elle apparaît cependant souvent en dehors de toute prise de substance et peut être dès lors considérée comme un mécanisme de défense contre une angoisse ou des traumatismes puissants.

Afin de soigner la dépersonnalisation, et outre la prescription classique d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques aux effets variables, il convient de construire avec son thérapeute une psychanalyse qui entreprendra la recherche d’un traumatisme initial qui serait à la source de cet état régressif du Moi. Lorsque la crise de dépersonnalisation a lieu, le thérapeute peut servir de Moi auxiliaire, d’appui auprès du patient afin que celui ci retrouve une assise solide et un ancrage rassurant dans le réel. Il faut accompagner le patient pour l’aider à surmonter cet état, notamment par des interprétations qui lui permettent de mieux comprendre ce qui lui arrive. Maurice Bouvet, en évoquant la psychanalyse de la dépersonnalisation, évoque l’accompagnement thérapeutique en ces termes : « Souvent des souvenirs reviendront qui éclaireront la crise actuelle, où l’impression ressentie ce jour sera rapprochée d’une autre. Je crois nécessaire de fournir dans ce type de crise, non seulement, évidemment, des interprétations précoces, si la chose est possible, et en particulier des interprétations fondées sur les notions de variation de la distance à l’analyste : « rapprocher », rejection, qui faciliteront l’extériorisation des projections faites sur lui, mais encore des réassurances, des éléments de rationalisation, les premières, si l’angoisse est trop vive, les secondes, si le malade semble perdre l’ « insight ». »

Indication Bibliographique : Dépersonnalisation et relation d’objet, Maurice Bouvet, in La relation d’objet, 1967, éditions Presses Universitaires de France, 2006.

Retour en haut